Dans l'épaisseur de nos lisières, là où naissent les dragons

Que ce soit par le dessin, la peinture ou la sculpture, mais aussi par la performance, la vidéo ou un travail textile, chaque artiste nous plonge dans une nouvelle forme de « territoire », qui ne se laisse pas enclore dans les catégories traditionnelles : le rêve et le réel, le vécu et le mémoriel, le sensible et l’intelligible, l’espace et le temps s’agencent ici pour former de nouvelles constellations, brèves et inédites.

Tout, désormais, est territoire.

En lui se condensent toutes les aspirations et toutes les déchirures, tous les futurs projetés et toutes les histoires fantasmées. Et tous – promoteurs, chiendent, castors, rouges-gorges, ronciers, jardiniers, OGM, politiques, abeilles, agriculteurs, scolytes, habitants, juristes, papillons, propriétaires, locataires, paysagistes, sangliers, zadistes, ours, bergers, loups, chasseurs… – semblent prétendre à un « territoire », le même souvent. Car s’il est vrai qu’avec lui émerge un labyrinthe de contrées où notre imagination aime à dériver – le proche et le lointain, le connu et l’inconnu – un territoire semble d’abord se convoiter, avant de s’offrir à la rêverie et au désir.

Mais peut-être est-ce inhérent à la notion elle-même qui, depuis le 16e siècle, fragmente l’espace en parcelles exclusives et excluantes défendues par les armes de leurs habitants ; les terres inconnues s’explorent et se conquièrent ; les frontières se reproduisent sur des cartes et se bornent dans les paysages. Aussi n’est-ce ni anodin, ni innocent que le mot « territoire » remporte un tel succès actuellement, bien au-delà de sa seule circonscription géographique. Car tout, désormais, fait territoire – l’Art, l’Intime, le Moi… – et donc conflit : la République – encore elle – dispute aux Barbares – encore eux – un territoire aussi universel qu’abstrait. Pendant ce temps, on déplore que celui de la Machine empiète sur celui de l’Humain, qui empiète sur lui-même, et sur tous les autres. Et tous ferraillent à grand bruit.

Pour autant, le territoire nous condamne-t-il aux rapports de force entre prétendants devenus belligérants ? Tout ne serait-il qu’affaire de défenses et d’attaques, de contrôles et d’invasions ? Ou peut-on remettre en cause la compréhension moderne de la notion pour adopter de nouvelles perspectives ? Pour cela, il nous faut peut-être d’abord esquiver le territoire, en longer les contours pour le redéfinir depuis l’intense bruissement de ses marges. Ne plus le conquérir donc, mais l’emprunter avec la prudence d’un enfant qui entre à pas feutrés dans une lisière, à la fois inquiet et curieux, impatient de débusquer le dragon endormi, là-bas. C’est alors seulement qu’il frémit et s’anime : il n’est plus cette morne plaine, étendue de zones clôturées à franchir pour atteindre l’autre côté, mais un paysage mental se dessinant au fur et mesure de nos voyages. Il n’est plus ce réservoir passif de ressources fongibles, mais devient vivant, avec sa mémoire et ses histoires, ses usages et ses manières d’être habités. Il gagne en épaisseur et se fait corps, au creux duquel se loger. Et en son sein, se réactive en permanence le lien intime et organique entre des collectifs d’êtres pluriels.

Ces territoires exigent de nouvelles esthétiques : ils ont besoin d’images, de formes et de matières pour s’imprimer à la surface de nos rétines et de nos sens. Ils demandent une nouvelle cartographie, qui ne se contente plus d’être le simple calque des rapports de domination et d’exploitation mais qui ambitionne la création de mondes nouveaux. Ils attendent d’être dessinés, racontés, incarnés. C’est à quelques-uns de ces récits qu’est consacrée cette exposition. 

Gilles Rion
Responsable des expositions et du FDAC de l’Essonne

Exposition « DANS L’EPAISSEUR DE NOS LISIÈRES, LÀ OÙ NAISSENT LES DRAGONS »
Jusqu’au 15 octobre 2023 au Domaine départemental de Chamarande
38 rue du Commandant Arnoux 91730 CHAMARANDE
du mercredi au dimanche de 9h à 19h

Kathleen Petyarre.jpg 165.09 KB
Kathleen Petyarre, Mountain Devil Lizard Dreaming, acrylique sur toile, 137 x 137 cm, 2010 réalisée dans le cadre d’une résidence d'artiste du 14 au 24 septembre 2010 à l'Abbaye de Daoulas dans le cadre de l'exposition "Grand Nord-Grand Sud. Artistes Inuits et Aborigènes" réalisée par l'EPCC Chemins du patrimoine en Finistère (www.cdp29.fr) en co-production avec le Musée des Confluences - Département du Rhône. Avec l'aimable soutien de l'Ambassade d'Australie en France.
© Kathleen Petyarre
© Art d’Australie • Stéphane Jacob

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15 avril - 15 octobre 2023

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